De la composition
du fragment
de l’Ange

à propos du film
de Patrick Bokanowski

 
  Valentin Besson
 
E.N.S.A.D.
 
 
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Mémoire de fin d’études
à l’Ecole Nationale Supérieur des Arts Décoratifs.

Section Animation.
Session Novembre 2001.

Valentin Besson.

 

De la composition du fragment de l’Ange.

 

Directeur de mémoire: François Darrasse.

 
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Introduction.

Il y a cinq ans, je découvrais, un peu par hasard, le cinéma de Patrick Bokanowski. Tout d’abord séduit par Déjeuner du Matin puis par la femme qui se poudre, deux courts métrages, je me suis mis en quête de l’Ange, son long-métrage. Il m’a fallu un certain temps avant de le trouver ; et quelque temps encore avant de me décider à le visionner. Il est resté posé à l’endroit où je l’avais laissé, comme un de ces cadeaux que l’on regarde du coin de l’oeil avant de se décider à l’ouvrir en imaginant oh ! combien savoureux doit être le trésor qu’il renferme ; autour duquel on tourne et retourne, indécis, laissant l’impatience nous chatouiller ; pour sentir l’excitation monter et choisir le moment idéal pour l’ouvrir enfin, lentement, un peu fébrile.
Finalement je me suis décidé. Etais-je particulièrement bien disposé ?.. Le moment s’y prêtait-il ?.. Après soixante-dix minutes, la magie avait opéré. J’étais resté passif spectateur, comme on peut l’être, fasciné, envoûté, devant un feu de bois, l’Ange m’avait parlé. J’avais découvert entre ce film et moi des correspondances évidentes : ses qualités esthétiques et plastiques, son caractère rythmique et sa dimension symbolique.
Depuis, je n’ai eu de cesse de le partager avec des amis (avec ou sans succès) ou de me le repasser pour moi-même. Et chaque fois j’y ai trouvé un détail, une facette ou une signification qui m’avait échappé. Pour chacune de mes humeurs, chaque état d’esprit du moment, le film prenait une envergure nouvelle. J’étais à chaque fois surpris. Or rien n’est plus précieux qu’une oeuvre qui a le pouvoir de surprendre et par la même, d’exciter l’intelligence. N’ayant eu alors qu’une très maigre expérience en matière de cinéma dit expérimental, je me suis demandé comment j’avais pu aussi facilement rentrer dans l’univers de l’Ange, et rester captivé pendant toute la durée du film sans avoir été dérangé ou lassé de n’avoir décelé aucune trace de suspens, de dialogues, ni aucune narration apparente (ce à quoi je me serais d’ordinaire raccroché en découvrant un film). A cela j’ai trouvé deux raisons : le film est constitué de différentes pièces (ou fragments), ce qui rompt une monotonie possible en rythmant le film ; et l’attitude “ passive ” et “ docile ” avec laquelle j’avais décidé d’emblée de subir le film m’y a rendu plus perméable.

 
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En regardant l’Ange, je me laissais bercer par le flot des images et du rythme sans jamais vraiment savoir ce qui pouvait maintenir mon attention. A la fin du film, j’ai compris que j’avais été séduit successivement par diverses scènes distinctes, différents tableaux, me plongeant chacun dans une ambiance différente. A première vue, le découpage n’est pas forcément net car l’univers de P Bokanowski reste un univers plastique cohérent. Mais L’Ange est bel et bien constitué de fragments. Il est en fait une succession d’expérimentations et d’essais cinématographiques réalisés entre 1977 et 1982. Pour en faire un long-métrage, chaque séquence a été montée autour du thème récurrent d’un escalier, (quel meilleur squelette à un édifice), placée dans un ordre qui semble comme signifier différents niveaux d’une ascèse initiatique mystérieuse.

Quant à l’attitude avec laquelle j’abordais la lecture du film, je la qualifiais plus haut de “ passive ”. (Bernardo Bertolucci dit : “ Le spectateur idéal au cinéma est un spectateur très passif qui réussit à trouver dans l’heure et quarante-cinq minutes de la projection le temps de dormir au moins dix minutes, de rêver pendant ces dix minutes et de vaincre ainsi sa propre passivité. ”. Or qui, plus que moi, a l’esprit enclin à la rêverie ? Je devrais donc plus précisément dire contemplatif… Je suis, en découvrant (ou en redécouvrant) ce film, en contemplation : comme un enfant, naïf, devant un objet qui lui semble totalement nouveau, beau et fascinant. Je me laisse envahir par les bribes d’éléments, d’événements et de signes auquel je pourrais me raccrocher, par lesquels je pourrais me laisser toucher ou émouvoir, comme j’aime à le faire devant une oeuvre artistique moderne ou contemporaine, qu’elle soit de nature picturale, musicale ou littéraire. Le cinéma (et de surcroît le cinéma expérimental) a été décrit par de nombreux critiques comme un terrain de recherche artistique d’autant plus riche qu’il est un pont, un lieu de rencontre privilégié entre de nombreux arts (CF : le cinéma autrement de D. Noguez). Or rien n’est moins vrai dans l’Ange :

 
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- Le film est allusion et hommage permanent à la peinture (classique ou moderne). Chaque scène y est composée comme un tableau visiblement inspiré d’auteurs des plus connus (ou parfois moins).
- La collaboration étroite et pertinente avec le compositeur Michèle Bokanowski en fait une oeuvre où la musique prend une place prédominante ; où l’image ellemême, tant par son rythme que par sa composition, fait figure d’instrument musical.
- L’aspect général et la construction (l’architecture) du film en font une oeuvre quasi littéraire, faisant penser à la fois à un recueil de poèmes et à un conte initiatique.

L’analyse du fragment dans l’Ange que je me propose de faire dans ce mémoire, se développera en trois parties et ce pour deux raisons :
Premièrement parce que, comme je viens de le décrire précédemment, ce film est un pont entre trois degrés d’expression artistique avec lesquels je pourrais aisément faire des correspondances symboliques à plusieurs niveaux (Le concept de trinité étant un thème qui m’est cher et encré de façon incontournable dans la culture Judéo-chrétienne… et dans bien d’autres d’ailleurs). Ainsi, pourrait-on dire, l’Ange est peinture, musique et littérature. Comme il est plan, séquence et narration ; mélodie, rythme et harmonie ; ventre, coeur et tête ; ça, moi et surmoi ; corps, âme et esprit ; enfer, purgatoire et paradis ; sel, souffre et mercure ou encore (dans la symbolique chinoise) terre, homme et ciel… Libre à vous de trouver maints autres exemples sur ce thème.

 
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Deuxièmement, parce que, dans un même ordre, on peut compter trois façons d’organiser les fragments dans une oeuvre :
- Le collage : en juxtaposant divers éléments pour en faire un ensemble plus ou moins cohérent. L’ordre importe peu, moins que la forme ou le thème général. Ici chaque objet - chaque image - reste distinct, garde une identité propre.
- Le montage : en ordonnant et réajustant les fragments les uns à la suite des autres de manière à les lier et leur donner un rythme. On établit ainsi une cohérence dans le temps.
- L’assemblage : en organisant et en agençant les différentes parties, comme les pièces d’un puzzle de façon à entrevoir un univers cohérent. Ainsi chaque élément trouve sa place dans un ensemble fermé, comme chacun des rouages d’une machine.

Or selon la méthode avec laquelle on décrypte L’Ange, (tour à tour selon l’idée de collage, de montage ou d’assemblage) notre point de vue peut se faire différent. C’est une lecture à plusieurs niveaux. Ainsi mon analyse passe du plus objectif au plus subjectif. Dans la première partie, mon regard est de nature descriptive et comparative ; dans la deuxième, mon commentaire se teinte de sensations personnelles, d’impressions ; et dans la troisième, l’analyse devient spéculations et interprétations.

 
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1ere Partie

Analyse de l’image :
Les différents tableaux (Collage)

 
 
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Fragment et collage.

Le collage permet de présenter un ensemble de plusieurs éléments distincts ou de plusieurs fragments, sans nécessairement les articuler entre eux. Ils auront peutêtre parfois un lien thématique (ou autre) mais pas nécessairement. La raison de cet ensemble est le seul fait qu’à un moment et dans un espace donnés, ils se trouvent présents côte à côte, chacun gardant son identité propre.
Une exposition de peinture est un collage de fragments d’oeuvres d’un même artiste, d’un courant ou d’un thème. Des projections de courts métrages forment une séance de plusieurs films distincts. Les exemples de collage sont nombreux. Il y a des recueils de poésies, de nouvelles ou de traités scientifiques comme Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Le Rêve de l’escalier de Buzzati, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau D’Oliver Sacks, Les Ecrits timides sur le visible de Gilbert Lascault, Les Pensées de Pascal. Le cinéma a, lui aussi ses lettres de noblesse en la matière comme Le Retour à la raison de Man Ray, Les Possibilités du dialogue de Svankmajer, Rêve de Kurosawa ou même Fantasia de Walt Disney. Quant à la musique, on ne compte plus les compilations en tout genre. Certaines sont de petits bijoux comme les Filmworks de John Zorn.
On ne peut parler de collage sans évoquer le principe de l’effet Koulechov. Celui-ci démontre que deux éléments confrontés l’un à l’autre créent un sens qui les sort de leur contexte individuel. Cet effet est également appelé “ third effect ”. Cette théorie a jusqu’à présent surtout été appliquée à l’étude de l’image.
Enfin j’évoquerai l’utilisation douteuse du collage qu’est l’image subliminale qui consiste à introduire, une image intruse dans un film ; mais je ne tenterai pas ici de démontrer son mécanisme ni son efficacité.

 
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Cinéma et peinture.

Depuis la naissance du Septième Art, le cinéma et la peinture n’ont cessé de s’alimenter l’un l’autre. Je pense à ces peintres qui se sont fait cinéastes. Salvator Dali et son Chien andalou ou Man Ray avec l’Etoile de mer, utilisent la pellicule comme un médium puissant pour exprimer leurs idées surréalistes. Parfois, certaines oeuvres, comme Emak Bakia (de Man Ray également), dépeignent une critique du cinéma et de l’optique eux-mêmes. (C’est une sorte de une mise en abîme.). Les peintres photographes utilisent la pellicule pour faire leurs expériences. On trouve les recherches cinétiques de Marey, les Totalisations d’Alexander Alexieff ou les Rotatives de Marcel Duchamps. Il y a aussi ces cinéastes qui peignent. Le cinéma d’animation regorge de films de peintures directes sous caméra comme Le Vieil homme et la mer d’Alexander Petrov ou La Métamorphose de Monsieur Samsa de Caroline Leaf.
Le cinéma se fait également peinture lorsque certains réalisateurs savent composer avec talent la prise de vue et le cadrage. Des films comme Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway font ressembler chaque scène à de véritables peintures.
Le décor de cinéma peut être aussi peinture à part entière. La technique du matpainting, par exemple, consiste à peindre des décors minutieux sur des plaques de verre qui viennent se superposer aux décors en volume. Et dans des oeuvres comme Le Cabinet du Docteur Calligary, les perspectives travaillées et accentuées des décors leur donnent une dimension picturale cubiste ou expressionniste.

 
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L’Ange comme galerie d’art.

L’Ange, par son architecture, fait penser à une promenade dans un musée. L’escalier fait figure de galerie d’exposition dans laquelle on découvre, au rythme de la visite, différents tableaux, dont de nombreux semblent être inspirés de peintres très connus pour la plupart. L’ensemble du film déployé pourrait d’ailleurs faire penser lui-même au Jardin des délices de Jérôme Bosch.
La composition du cadrage dans ce film est souvent particulière. Dans certaines scènes, l’auteur recadre ou recompose l’image dans l’écran sur la base d’un fond noir. Ce fond devient une sorte de cadre qui permet de créer des tableaux de formes, de formats et de proportions variables.
Le travail de Patrick Bokanowski est souvent orienté sur la recherche d’effets optiques et visuels ; et il tend, particulièrement dans l’Ange, à se rapprocher de textures et d’images qui rappellent celles du dessin ou de la peinture. Le travail sur les décors, les costumes et les masques des personnages vont dans ce sens. Mais le plus troublant reste le résultat de ses recherches sur les optiques, les filtres (peints ou traités) et l’éclairage (à la prise de vue ou au développement) ainsi que son travail de superposition, surimpression et déformation réalisé en laboratoire (Dominique Noguez parle de lui travaillant sur un “ Banc titre diabolique qui lui permet tous les trucages. ” (CF : Le cinéma autrement de D. Noguez).
L’image dans l’Ange est souvent rendue complexe ou énigmatique. Elle demande donc un certain décryptage préalable. Ainsi la description des images du film que je fais ici est déjà le fruit d’analyses minutieuses et de son interprétation (elle représente un premier décodage).

 
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Arrêt sur Image. Analyse de clichés plan par plan.

L’escalier.
La première image est noire.
Le premier cliché d’escalier est comme un cadre éclairé par derrière à l’intérieur du cadre noir de l’écran, dans des tons camaïeux mordorés. Un jeu entre des zones éclairées et des silhouettes d’éléments en contre-jour forme une composition structurée ou les masses noires prédominent. Un imbroglio d’escalier rappelle certaines illustrations des escaliers de la bibliothèque de Babel. Une silhouette de proportion humaine se rajoute parfois pour changer la structure de la composition. Cela ressemble à un théâtre d’ombres balinais. Des flashs créant des diffractions de lumières élargissent par moments le cadre de lumière.
Le plan suivant pourrait être filmé dans une cave. Un petit escabeau est posé contre un pan de mur éclairé sur la droite et une tache de lumière sur la gauche équilibre la composition.
Un autre plan montre un escalier dont l’éclairage ne permet de voir que les premières marches, surplombées par une petite fenêtre éblouissante qui se découpe, comme un point sur un i, dans le vide de l’ombre.
L’homme au sabre.
On retrouve un cadre dans un cadre (plus marqué celui-là) défini par l’embrasure d’une porte ouverte qui donne sur une pièce éclairée. Au centre de cette ouverture, on voit la silhouette d’une poupée suspendue par une corde au plafond. Tout est d’ailleurs rigoureusement centré : le couloir dans l’écran, la porte dans le couloir et la poupée dans l’encadrement de la porte.
Dans la pièce, un homme en bottes de cavalier est assis sur une chaise, un sabre à la main. Il se présente de trois quarts, excentré sur la droite de l’image alors que là aussi tout le reste de la composition est centré : l’angle de la pièce en perspective accentuée et la poupée.

 
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Les tons de la pièce sont d’un bleu délavé (poussiéreux) avec lesquels tranche légèrement la chemise rouge passé du personnage.
La forme de la pièce, l’attitude tourmentée du personnage, sa chemise rouge et son masque déformé m’évoquent le Portrait de George Dyer parlant de Francis Bacon.
Certaines photos son obtenues en superposant des clichés et décrivent la trajectoire du personnage. Des montages de Marey ou des Photodynamiques de Bragaglia s’intéressent aussi à cette idée de déroulement du temps. - une expression du temps qui passe sur une image fixe.

 
 
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De l’extérieur de la pièce, on retrouve le cadre de la porte où la silhouette de l’homme, percutant du sabre, poupée en contre-jour rappelle, là aussi, un théâtre d’ombres.
On rejoint d’ailleurs cette idée, juste après, dans la projection de l’ombre de l’homme en action sur le mur (sombre et neutre) puis celle de la poupée transpercée sur le sol (plus clair et texturé).
Sur la même prise de vue de la pièce (celle de l’angle centré), l’homme est représenté en mouvement, au centre de la pièce, sur la gauche ; puis par un jeu de superpositions, à la fois sur la gauche dans un mouvement, au centre dans un autre et à droite sur sa chaise. Je repense ici aussi à Bacon et ses triptyques comme le fameux Trois personnages dans une pièce (dont le sujet est pareillement la simultanéité).
Une image de l’escalier dans un couloir en plongée s’insère. Il fait penser au plan de la porte (rectangle dans un rectangle) mais excentré.
Dans la pièce, l’homme est assis immobile. Il a son sabre posé devant lui. Un gros plan sur le sabre et l’ombre de la pièce dessinent un jeu épuré de lignes horizontales.
Puis des gros plans de l’homme pourfendant ou de la poupée pourfendue, se rajoutent comme les vues détaillées d’une peinture dans un catalogue.
L’escalier.
On retrouve un plan sur l’escalier rendu mystérieux par des jeux de superposition de plusieurs escaliers et des diffractions de lumière qui en troublent l’image.
Une silhouette éclairée d’un personnage vêtu de rouge, montant un escalier (invisible), se découpe sur le fond noir.
Une cage d’escalier au cadre massif, pris en contre-plongée, se découpe en cadres, éclairés de l’intérieur, sur des tableaux où apparaissent de temps en temps des personnages à contre-jour. La texture des murs dans chaque alcôve y est très travaillée.

 
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Le pot de lait.
La silhouette d’une femme se découpe en contre-plongée dans l’embrasure d’une porte. Elle semble porter une coiffe comme on en voit dans certaines peintures flamandes du seizième ou dix-septième siècle.
Isolée sur un fond noir au centre de l’image sur un axe vertical, la femme porte une cruche (qui se révélera être pleine de lait). On ne pourrait pas, en voyant ce personnage, ne pas penser à une allusion à La Laitière de Jan Vermeer.
Sur un plan serré d’une table, des fruits, des livres et un encrier sont disposés à la manière d’une nature morte qu’aurait pu exécuter Jean Siméon Chardin. Le bras de la femme y dépose son pot de lait.
Sur un plan suivant, le pot renversé et brisé répand le lait qu’il contenait en une flaque blanche magnifique sur le sol noir.
Des plans se succèdent où la femme, le pot à la main, est représentée de trois quarts dans une sorte de clair-obscur, puis de profil semblant avancer sur un couloir de lumière. Cette manière de décliner différents angles de vue peut faire penser aux études préparatoires à l’élaboration d’un tableau.
Sur un plan plus large de la table, on dévoile, sur la gauche, un homme (sorte de bourgeois en costume noir) sans main. Le masque de l’homme en gros plan ressemble à s’y méprendre à un portrait peint.
Des plans fixes, cadrés de façons différentes, présentent la scène de la chute du pot avec un effet de surimpression qui montre la trajectoire de celui-ci.
La scène est représentée plusieurs fois en vue plongeante, selon un même axe, avec un cadrage de plus en plus lointain, jusqu’à ne plus laisser voir qu’un point clair au centre de l’image noire (comme si la scène se déroulait au milieu d’un vide.)
L’escalier.
De nouveaux plans de l’escalier se suivent, avec des flashs de diffractions en arcs de cercle. (comme des roues de paons de lumières.)

 
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Un pan de mur percé d’un trou ou une porte de profil par son trou de serrure projettent un cône de lumière. (Est-ce par ce trou ou par un phénomène de caméra obscura que l’on perçoit les tableaux suivants ?)
On voit un halo de lumière éclairer des marches en plan serré, puis d’autres plans de marches.
La femme qui coud.
On distingue de façon très fugitive des images dans des tons bleutés d’une femme, la tête couverte d’un drap ou d’une capuche, penchée sur un ouvrage de couture. (Peut-être encore une évocation de Vermeer et de sa Dentellière.) L’image est comme voilée par un flou de bougé. (ce qui peut être une autre façon de représenter le temps dans une image fixe.)
Sur un autre plan plus large, la femme est envahie de draperies.
L’escalier.
Une prise de vue en contre-plongée d’une cage d’escalier terminée par une verrière dessine un puits de lumière. L’image peut faire vaguement penser à la représentation d’un soleil allongé ou celle d’une amibe.
L’homme qui joue avec des pierres précieuses.
Une main tient une pierre transparente dans la lumière. Cette scène est dans des tons chauds.
Sur un plan plus large, un homme est étendu. Il compte ou compare des pierres précieuses disposées devant lui. Les mêmes flous de bougé jouent sur lui.
En extrapolant, on remarque que la position de ce personnage et celle de la femme dans la scène précédente. On pourrait presque reconstituer une Piéta.
L’escalier.
On retrouve des plans serrés sur des marches qui au bout de quelques plans passent en noir et blanc.
Sur ces marches, des surimpressions de films de torrents d’eau créent l’illusion d’une inondation. On traverse également des couloirs ainsi inondés.
Les dernières marches (sèches) de cette scène, plus large, forment une trame de bandes horizontales noires et blanches.

 
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L’homme au bain.
On est face à une pièce claire en noir et blanc dont la perspective est accentuée par un objectif grand angle ou un effet du décor. Un baquet repose sur des planches de bois placées en éventail. Un drap suspendu à un fil cache un homme nu tenant un petit chien à la main. Ses affaires reposent sur une chaise.
La disposition des éléments a légèrement changé. Le petit chien a disparu, le drap est ramassé sur le fil et l’homme est dans son bain. Si le personnage n’était pas aussi vivant, on pourrait penser à une allusion à L’assassinat de Marat de David.
Une image coupée en deux horizontalement par le fil et le drap tendu laisse apparaître le haut du crâne du personnage qui se recoiffe.
Un plan général de la pièce est le théâtre d’une série de poses burlesques de cette figure de bourgeois gentilhomme plein de bonhomie.
Un dernier plan montre l’homme, dans son bain, vu de haut, en train d’éclabousser allègrement les planches disposées parallèlement sur le sol selon un angle de quarante-cinq degrés par rapport à l’écran.
L’escalier.
On revoit des plans d’escalier inondés.
Puis suivent d’autres plans (de nouveau en couleur) de cet escalier à la cage massive, en contre-plongée.
Enfin trois marches, dont seule une toute petite partie est éclairée, dessinent, au milieu de l’écran noir, trois petites griffures de lumière.
Le matin.
Une chambre, inclinée, (dont le cadre fait penser à une maison de poupée) semble suspendue dans le vide. Elle pourrait rappeler dans sa sobriété à la Chambre à coucher de Vincent Van Gogh. On y voit un homme se lever et s’habiller avant de partir. Tout au long de cette scène une silhouette reste debout à gauche dans la pièce.

 
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La bibliothèque.
On est dans un couloir circulaire, dont les murs sont de grandes bibliothèques en bois. Sept bibliothécaires y travaillent. Au centre du couloir se trouvent des bureaux pleins de livres. On observe, tout au long de cette scène, les diverses tâches de ces personnages. Les livres sur les murs dans leurs rayons forment des motifs rythmés (comme une mosaïque) de verticales et d’horizontales.
Une sorte de rapace empaillé trône sur la bibliothèque (apparemment invisible aux yeux des bibliothécaires). On y verrait un parfait sujet de nature morte pour Jean-Baptiste Oudry.
Le dernier plan sur l’oiseau, rapproché, révèle, la correspondance frappante entre le dessin des plumes et celui des livres dans les rayons.
L’assaut.
Sur ce qui semble être une aurore, une dizaine de petites silhouettes descendent en courant une pente douce.
Dans une structure de parallélépipède est posée sur un sol plat, à droite de l’écran, dans laquelle une silhouette de femme nue danse. La texture du décor dépouillé, désertique semble obtenue par un jeu de filtres peints. La scène est dans des tons bleutés.
Les hommes courent toujours (cette fois sur le sol plat) dans un cadrage un peu plus serré. Ils sont dispersés sur la ligne d’horizon. Les parois de la boîte se sont refermées, dessinant une sorte de cadre autour de la danseuse (comme les cadres dans des paysages de René Magritte).
Les hommes se rapprochent de la boîte. Dans un plan toujours plus serré. On peut désormais voir qu’ils sont armés de masses et de longs battons qu’ils tiennent comme des béliers.
On ne voit plus que la paroi gauche de la boîte. Les hommes sont en plan serré en position pour enfoncer la paroi.
La percée.
Une percée de lumière blanche s’ouvre, excentrée, sur un fond noir. Des débris volent en éclats.

 
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Deux silhouettes d’hommes éclairés par la gauche, au centre de l’écran noir brandissent, face à nous, leur masse (l’image est en noir et blanc).
On voit, sur la gauche la silhouette nue de la femme.
Un grand voile blanc finement rayé vient l’envelopper et la couvrir, dessinant comme une grande aile blanche.
Un bras ou un dos nu se voilant de rayures jouent avec la lumière (on se souvient de cet extrait du Retour à la raison de Man Ray où l’on voit le buste d’une femme, en positif puis en négatif, sur lequel la lumière trace des lignes en filtrant par un rideau).
La chambre claire.
Dans la pénombre, un homme regarde, à travers l’oeilleton d’une chambre claire, une femme faisant dos à une lucarne.
La scène s’éclaire. Elle se passe dans une pièce blanche savamment rayée de noir dans laquelle une femme, elle-même drapée d’un tissu rayé, pose, sur un banc d’étude, pour un artiste. La scène ressemble à s’y méprendre à une gravure (inspirée sans aucun doute de la Méthode pour étudier un nu d’Albrecht Dürer).
Selon la même technique, le plan suivant représente un apprenti, sur un échafaudage complexe, affairé à remuer le contenu de deux seaux.
Schéma.
Dans ce plan, une structure de fils d’acier présentée sous plusieurs angles semble représenter un schéma optique où les lignes seraient le dessin de sept rayons lumineux concentrés dans une lentille puis diffractés et envoyés par un prisme symbolisé par un triangle. (à moins que ce que je prends pour une lentille ne soit le chevalet d’une viole de gambe.)
Passage.
Cette scène est comme mouchetée d’une trame de petites particules noires qui rendent la lecture des images difficile. L’effet pourrait faire penser à certains dessins au noir de Georges Seurat.
Le premier plan est une embrasure de porte en noir et blanc.

 
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Le deuxième, dans des tons mordorés est une main en contre-jour qui tend puis renverse un verre d’eau dans un rayon de lumière (il m’a fallu un moment pour le comprendre).
Jeux de lumières.
La scène suivante est une succession de plans exposant des structures, de plus en plus complexes, de lentilles, miroirs, prismes et caches sous l’influence de rayons lumineux, dans une brume poussiéreuse ambiante. Ce sont des sculptures lumineuses couleur d’or.
Passage.
Le seuil d’une porte entrouverte coupe par un éclairage léger l’écran noir en deux.
Sur un plan large en plongée, un personnage fait face à un mur tournant le dos à une pièce éclairée.
Une silhouette de face est brouillée par la trame mouchetée de tout à l’heure. Elle semble se dématérialiser.
Les dernières marches.
Une gloire de lumière éclaire des pèlerins sur de larges marches qui semblent ne reposer sur rien.
Ce même plan se décline sur plusieurs angles. Les gloires se font de plus en plus fortes et se démultiplient au fur et à mesure que la scène se déroule. Ces silhouettes en ascension dans ce puits de lumière ressemblent aux Visions de l’au-delà de Jérôme Bosch
Un personnage évoluant sur des marches très larges (qui font toute la largeur de l’écran) est déformé par un effet qui lui dessine des sortes d’ailes (les marches font penser à celles descendues par le landau du Cuirassé Potemkine d’Einsenstein)
Des peintures de décors fabuleux et mystérieux viennent se surcomprimer sur l’ombre des marches.
Certains plans représentant des arbres illuminés en contre-jour donnent l’illusion d’un parfait buisson hardant.
Les plans de marches suspendues dans les gloires se font de plus en plus éblouissants.
On passe quelques plans d’escaliers dématérialisés par la trame mouchetée noire.

 
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Puis, les plans de gloires diffractés deviennent de plus en plus éblouissants, pour finalement finir par inonder l’écran de lumière.
Et le film se termine sur une image blanche.
Fin.

 
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2eme Partie

Analyse du rythme :
La musicalité des séquences (Montage)

 
 
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Fragments et Montage.

Le montage est un travail qui consiste à structurer et ordonner des fragments sur une ligne de temps en les recoupant, les contractant, les compressant, les juxtaposant ou les superposant. Son art est celui de pouvoir agencer ces éléments donnés selon un rythme pertinent. Il prend tout son sens dans les arts dit audiovisuels puisque ceux-ci produisent des oeuvres qui se déroulent dans le temps. Le cinéma est montage par essence, et ce à deux niveaux : Tout d’abord, de façon visible, les séquences qui constituent un film sont des successions de plans sur une durée donnée. Et ensuite, de façon plus élémentaire, la pellicule est une suite de photogrammes, physiquement distincts, lesquels prit séparément, représentent chacun un temps arrêté, mais qui, projetés les uns après les autres, reconstituent une notion de temps.
Le montage de fragments dans le cinéma connaît plusieurs formes : Il peut être une suite organisée d’expérimentations personnelles comme Le ballet mécanique de Fernand Léger ou, en animation, le Conte des contes de Youri Norstein. Il peut être la construction d’un film à partir de chutes de films hétéroclites trouvées et retravaillées comme Passion de Reble, Song 27 de Brakhage (ou d’autres expériences des adeptes du found footage dont cette technique était le credo.). Enfin il serait dommage de ne pas citer Le Cuirassé Potemkine d’Einsenstein qui fut, par les possibilités qu’il laissait entrevoir, une révolution dans l’idée du montage au cinéma.
La musique est un domaine où le montage de fragments est devenu un champ de travail riche. Depuis la musique concrète d’un Pierre Schaeffer, d’un Luc Ferrari ou d’un Bruno Maderna, qui cherchaient, trituraient et orchestraient des sons divers par le biais de l’électroacoustique, les techniques n’ont cessé d’évoluer pour en arriver aux possibilités quasi infinies du “ sample ” allié à la technologie numérique.

 
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Cinéma et Musique.

Comme je le disais précédemment, le cinéma et la musique sont des arts qui ont en commun d’être indissociables d’une notion de durée. Ils sont, par conséquent, des arts très proches, des terrains de recherches qui suivent des pistes similaires et se nourrissent l’un l’autre. Dominique Noguez parle du cinéma comme d’une “ oeuvre ouverte ” qui est “ dans le sillage de la musique contemporaine (toujours en avance d’une bataille sur la littérature). ”
Dès le début de l’aventure du cinéma, la musique est présente très tôt on a compris à quel point elle peut contribuer à donner la cadence d’un film. Il était encore muet que des orchestres l’accompagnaient déjà pour en accentuer les expressions. Elle est plus tard une trame sur laquelle se calent les réalisateurs de films d’animations. Le cinéma devient parfois opéra ou opérette au travers des comédies musicales.
Et de manière générale, rares sont les films qui ne sont pas rythmés par une B.O. (Bande Originale.). La musique a une telle importance dans un film que sur toute la largeur de la bande son, un tiers au moins lui est entièrement consacré.
Si la musique apporte indéniablement au cinéma, la réciproque est vraie aussi. Lorsque des auteurs contemporains composent pour un film, ils rendent leur musique accessible à un public plus large. L’image et la narration, donnant une aide à l’interprétation immédiate de la musique, le spectateur se forme l’oreille. Ainsi, voit-on parfois des amateurs de musiques de film se mettre progressivement à écouter de la musique contemporaine.

 
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L’Ange comme “ Film concerto ”.

Si l’Ange est une galerie d’art, imaginer le parallèle avec les Tableaux d’une exposition de Moussorgski semble inévitable. On y retrouve, comme le thème récurrent de la promenade dans les galeries (sorte de refrain), l’escalier autour duquel s’articulent différents morceaux ou différentes scènes d’inspiration picturale. Il n’est pas difficile de faire ce rapprochement car le cinéma de Patrick Bokanowski est un cinéma musical à de nombreux point de vue.
La musique écrite pour l’occasion par le compositeur Michèle Bokanowski, est un chef-d’oeuvre. Elle donne au film un souffle intelligent et sensible avec beaucoup de grâce. Michel Chion écrivait : “ La musique de Michèle Bokanowski échappe à toute rhétorique habituelle à la musique du film, et représente une des plus étonnantes aventures pour conjuguer le son et l’image. ”. Et cette association est une réussite. On comprend en voyant le film qu’il y a entre les deux auteurs, une complicité artistique précieuse et rare.
Il y existe tout au long du film une sorte de dialogues entre l’image et la musique qui semblent se répondre l’une l’autre. Ils ont chacun un rythme qui leur est propre et qui superposé à l’autre, en crée un troisième, d’ensemble qui donne la cadence du film (ou ce que l’on pourrait appeler le ton de la conversation.). On retrouve cette idée dans l’exploration de musiciens de jazz comme Ornette Coleman. Ils recherchaient des correspondances et des interactions nouvelles dans la polyrythmie de deux thèmes (ou plus) joués simultanément, à des cadences différentes.
L’Ange est donc aussi musical par le rythme des images que par celui de la musique. Dominique Noguez fait allusion à l’idée de “ film concertos ”. Et c’est exactement ce qu’est l’Ange. Il est plus qu’un simple ballet d’image. L’image y est ellemême instrument musical et Patrick Bokanowski une sorte de soliste. Il “ joue du banc-titre ” avec virtuosité.

 
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Ses techniques de montage lui permettent une grande richesse d’effets rythmiques. Des plans peuvent être répétés (avec chaque fois d’infimes variations comme dans la musique répétitive), accélérés (en ôtant des photogrammes) ou ralentis (en en insérant), suspendus ou figés dans le temps (en répétant un photogramme), appuyés ou atténués (en y faisant varier l’intensité lumineuse par le temps d’exposition) ou superposés (en sur impressionnant la pellicule). Ces manipulations, qu’il utilise avec un style très personnel, semblent lui être tellement familières qu’il paraît les utiliser avec autant de dextérité qu’un musicien utiliserait un vocabulaire musical pour improviser sur un thème.
De la même manière Michèle Bokanowski compose pour les instruments à corde une musique électroacoustique où elle utilise et explore de manière très large et personnelle les possibilités sonores des instruments.

Je voudrais ouvrir ici une petite parenthèse concernant la relation entre le temps et l’image, car c’est un thème que soulève le travail du montage des films de Patrick Bokanowski. Il y a bien sûr, dans son oeuvre, de nombreux plans ou séquences en prise de vue continue, mais aussi et surtout des montages d’images ou de bout de plans courts, très serrés, qui figurent une idée de continuité dans le temps. Il rend ainsi apparent et évident que le cinéma, bien que se déroulant dans le temps, est avant tout une succession d’images fixes (de fragments de temps figés). Et par des plans fixes de flous de bougée ou de décompositions de mouvements, il ouvre le débat sur ce que l’image fixe peut se faire témoin instantané d’un développement dans le temps.

 
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Cadence. Analyse du rythme séquences par séquences.

L’escalier. (2mn)
Sur des plans fixes et relativement longs de l’escalier, l’image vacille, grésille de façon incertaine, comme éclairée par un néon fatigué, laissant par flashs apparaître une silhouette diffuse. Une harmonie sourde d’instruments incertains se fait entendre crescendo (un son électroacoustique atonal, grave, feutré et lancinant). C’est l’ouverture.
Le rythme visuel s’accélère soudainement. On se dirige dans l’escalier (camera au poing, ce qui semble accélérer la course) pour s’arrêter net devant l’image figée de la porte à la poupée suspendue.
L’homme au sabre. (6mn)
L’image de la poupée s’anime et l’on voit apparaître la cause de son balancement (l’homme au sabre) sur trois notes au violoncelle (une note longue ; suivie d’une autre un demi-ton plus bas, plus court ; puis d’une dernière, deux tons plus haut, soutenus). Ces notes se répéteront tout au long de cette scène en leitmotiv. Elles sont le thème de cette scène. On se retrouve ensuite dans la pièce. L’homme y est immobile. Les trois notes vont se succéder à intervalles irréguliers alors que l’on passe successivement de l’intérieur de la pièce où seule la poupée est en mouvement, à l’extérieur où l’on aperçoit la silhouette de l’homme tantôt figée, tantôt en accéléré ou en marche arrière sur des temps très courts. Le thème des trois notes se répète en étant de plus en plus rapproché, il est parfois tronqué ou accéléré. De temps en temps, succinctement tout au long de la scène, une vue de l’escalier en plongée (comme un regard en arrière) vient s’intercaler dans la scène, marquant comme un tempo. Pour suivre le corps de l’homme en mouvement de l’intérieur de la pièce, progressivement, on observe d’abord son ombre sur le mur puis celle de son sabre traversant la poupée sur le sol ; toujours avec la même cadence d’allers et retours. Enfin on finit par le voir en action dans la pièce aller et venir de son siège à la poupée et se figer parfois comme en plein vol. Le thème musical se fait de plus en plus dense ; les séquences du thème commencent à se chevaucher.

 
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En même temps, les mouvements de l’homme commencent à se superposer par surimpressions, laissant ainsi une trace du mouvement. Après un regard sur l’escalier, la musique se simplifie, le thème redevient distinct, plus calme. L’homme est immobile, le sabre posé devant lui. On passe pendant un moment de ce plan à un plus gros plan du sabre autour duquel on tourne de façon saccadée. - Comme une pause -. Puis le rythme de la musique s’accélère de nouveau sur des gros plans alternés du sabre pourfendant la poupée et du visage de l’homme, par flashs, immobilisé dans son action.
L’escalier. (1mn30)
Les trois notes s’arrêtent un moment. On retourne dans l’escalier dont les images se succèdent, envahies par des saccades d’éclairs puis l’image devient plus lisible. On voit alors plus distinctement, la cage d’escalier en contre-plongée. Les trois notes reprennent sporadiquement. Une vielle femme, dans le scintillement vacillant de la lumière, monte lentement par saccade, s’arrête, paraît figée sur une marche puis reprend son ascension, disparaissant parfois puis réapparaissant. L’ombre d’une seconde silhouette, elle beaucoup plus fugitive (il m’a fallu visionner le film plusieurs fois avant de la découvrir et la distinguer de la première), apparaît comme suivant puis dépassant la première en accéléré.

 
 
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Le pot de lait. (8mn30)
Sur un écran noir, le premier thème s’arrête, seul reste l’harmonie électroacoustique présente depuis le début du film, sur lequel vient se caler une note aiguë de violon, lointaine, se répétant de façon régulière, comme le son de la corne de brume d’un phare en mer. La servante à la cruche apparaît, traversant l’écran de haut en bas, puis de gauche à droite. Son évolution est lente, régulière et fluide, rythmée uniquement par le balancement léger de son pas (contrastant avec la scène précédente). Elle repasse dans l’autre sens (les mains vides) toujours avec le même rythme, puis recommence.
On découvre le plan de table à la nature morte sur laquelle elle pose la cruche. On entend alors deux notes successives (une courte et une plus longue, formant une sixte) se répéter à intervalle variable. Petit à petit une troisième note, courte, un demiton au-dessus de la première, vient sonner devant. On se retrouve avec un nouveau thème de trois notes comme dans la scène précédente. Après que la servante ait effectué quelques allers et retours, imperturbable, une note de corde frappée (comme une note de piano) grave et résonante vient ponctuer la vision du pot qui se renverse en une animation saccadée pour venir se briser et répandre son contenu sur le sol.
La scène se répète plusieurs fois puis des variations au violon accompagnant les trois notes se font entendre, sur lesquelles on découvre, sur un plan élargi de la table, l’homme sans main, immobile. Un accord saccadé résonne puis disparaît, accentuant le drame de la situation. Tandis que la scène se répète inlassablement sous des angles divers l’accord se fait plus fort, plus violent à chaque fois et avec lui, l’ensemble des éléments musicaux (la note aiguë, le thème des trois notes, les variations autour du thème et la note grave) se densifient lourdement. Le corps de l’homme, jusqu’alors parfaitement immobile se met à bouger très lentement d’avant en arrière. Ce qui semblait n’être jusqu’alors qu’une peinture immobile révèle l’auteur présumé de l’accident à répétition. Un procédé de surimpression fixe la trajectoire figée de la chute du pot alors que l’homme continue en arrière plan son mouvement de recul lent et hésitant, la femme continue d’apparaître et de disparaître. La succession des plans s’accélère, à mesure que la musique remplit l’espace sonore, alternativement présentée très éloignée (jusqu’à n’être presque plus qu’une tache blanche sur un fond noir) ou très proche sur le coin de la table ou le visage de l’homme.

 
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Puis, un instant, le pot semble s’être arrêté de tomber, restant répandu sur le sol. L’accord soutenu devient plus régulier, plus ténu et lisse. Le poids du brouhaha s’estompe pour laisser plus de place à une variation sur le thème, plus légère et mélodieuse.
Alors le brouhaha reprend de plus belle, dans une montée en accéléré comme un dernier accès de conscience dramatique… puis s’arrête net pour faire place à un silence rédempteur.
L’escalier. (30s)
On retrouve l’escalier d’abord immobile avec sa lumière toujours incertaine et vacillante. Puis un mouvement de camera commence sur un son de percussion rapide, une sorte de martèlement accéléré, résonant, comme frappé sur un tube en carton creux (l’écho d’un pas, le rythme fou d’un coeur qui bat ou les deux confondus). Des plans d’une image ou deux de l’escalier se succèdent dans le rythme effréné d’une course maladroite (d’une poursuite peut-être), laissant parfois apparaître un cône de lumière qui filtre à travers un trou de serrure. Cinq notes de violon se succédant très rapidement résonnent : trois très rapides sur le même ton puis une courte un demi-ton en dessous et une dernière aussi courte un ton au-dessus de cette quatrième.

 
 
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La femme qui coud. (1mn)
Ce thème se répète de façons plus ou moins rapprochées, le martèlement incessant restant toujours présent. On se rapproche du trou de serrure. Puis toujours par des mouvements aussi saccadés, rapides et incertains, on tente de regarder au travers. L’image fugitive de la femme qui coud apparaît, difficile à distinguer (la lecture de l’image étant rendue difficile par des flous de bougé). On jette rapidement un coup d’oeil sur l’escalier à plusieurs reprises (comme pour vérifier que personne n’est là) pour revenir sur cette femme.
L’escalier. (1mn)
La course folle vers un étage supérieur reprend, toujours sur le même rythme. L’escalier devient de plus en plus indistinct pour ne plus être qu’un rai de lumière dansant au rythme du battement (Ce qui n’est pas sans rappeler certaines animations de Len Lie). Au thème des cinq notes viennent se rajouter, comme en duo, un second semblable mais plus grave et plus lent. On voit ensuite la cage d’escalier en contre-plongée, comme un puits de lumière, tourbillonnant dans un mouvement saccadé et étourdissant.
L’homme qui joue avec des pierres précieuses. (1mn)
Les percussions et les thèmes de cinq notes restent les mêmes. La musique marque ainsi un pont, une liaison entre ces deux scènes ultra rapides, bien qu’elles semblent séparées par l’escalier. L’image toujours vibrante et chaotique (mais plus nette que la scène précédente) montre l’homme aux pierres précieuses, allongé sur le sol en train de faire jouer les pierres dans la lumière. Les plans passent très rapidement de plans d’ensemble (d’angles variables) à des plans plus serrés sur les mains.
L’escalier. (1mn)
On reprend notre ascension. Le rythme s’estompe pour ne devenir qu’un petit battement très léger, comme étouffé. Les marches passent en noir et blanc (pour introduire la séquence suivante) et en surimpression. Des images de courants d’eau vrombissants donnent l’impression de voir les escaliers inondés que l’on remonte à contre-courant. Un son lointain de gong très feutré retentit à intervalles réguliers. L’eau ne semble faire aucun bruit. On traverse un couloir, toujours inondé, puis un autre escalier. Enfin on arrive sur des marches sèches, plus larges. Le battement s’est arrêté.

 
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L’homme au bain. (3mn)
Un éclat de rire sonne, résonne avec bonhomie. Dans une pièce blanche, des planches, une baignoire et une chaise semblent se placer d’elles-mêmes, par la magie de l’animation. Le décor est placé. Une goutte, lourde puissante résonne. Elle se répète à intervalles réguliers. Une seconde plus grave, puis une troisième plus grave encore viennent s’y ajouter. Un rythme s’installe, comme un battement de coeur ou une horloge. L’homme, les gestes burlesques, se prépare derrière un drap tendu, un petit chien immobile sur la chaise, puis se retrouve dans le bac éclaboussant gaiement ou se frottant le dos, son geste est parfois figé ou inversé. Les plans (de 3 à 5 secondes environ) se succèdent sous différents angles. La clarté de l’image et la simplicité du rythme permettent au spectateur de se reposer. Parfois un rythme de gouttes, sans rire, radicalement différent, vient rompre le premier. L’homme se rhabille se coiffe derrière son drap (recoiffe son petit chien). Puis se présente en prenant la pose sur une succession de plans courts dont le cadre reste le même. Une dernière suite de plans le montre, vu du dessus, dans sa baignoire éclaboussant de plus belle avec ses jambes.

 
 
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L’escalier. (1mn30)
Sur le même tempo de gouttes, on retrouve notre escalier inondé, tourmenté. Puis la cage d’escalier à la silhouette, plus calme. Le personnage y monte lentement et se fige pour regarder en contrebas. Les cadrages changeant par intermittence. Le thème des gouttes perdure un certain temps puis est progressivement remplacé par une nappe de fond sonore, une harmonie feutrée, continue. Un plan fixe sur trois marches dont l’éclairage varie ostensiblement se prolonge pendant une vingtaine de secondes.
Le matin. (2mn)
La chambre est figée. Tout y est immobile (même la silhouette à côté de la table). La nappe de fond disparaît pour laisser place au tic-tac d’une pendule. Un premier coup de carillon retentit. De façon inattendue, ce n’est pas la silhouette qui bouge en premier ; mais la couette du lit de laquelle sort un second personnage. Celui-ci sort de son lit et s’habille d’un rythme cadencé qui rappelle le cinéma burlesque de Chaplin ou Keaton. Il faut un petit temps avant de se rendre compte que la scène est tournée à l’envers. Certains gestes repassent parfois d’arrière en avant et les objets qu’il a jetés (lors la prise de vue) semblent lui voler dans les mains. On entend un second coup de carillon avant de le voir quitter la pièce. A la fin de la scène, lorsque le personnage est sorti (ou entré, selon le sens de lecture), la première silhouette n’a pas bougé. (On en arrive même parfois à douter de sa nature humaine.)
La bibliothèque. (10mn)
Dans ce long couloir aux murs remplis de livres, sept hommes s’affairent, en cadence, à rechercher et classer des ouvrages ; consultant des pages et stockant des piles. La musique ressemble ici, plus que dans les autres scènes à un langage parlé. Un thème principal de cinq notes de même durée se décline progressivement en plusieurs éléments distincts, sur une base qui semble rester la même, tantôt jouée au violon, au violoncelle ou à la contrebasse.

 
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Chaque variation représente une expression d’un vocabulaire. Sur le premier thème, chacun se croise et se recroise passant d’un point à un autre de la pièce. Certains semblant s’arrêter sur une page, reprennent une première variation du thème en plus aigu et plus rapide. Une troisième variation, plus lente et plus grave, de trois ou quatre notes seulement, intervient quand un des hommes jette sur un rayon un coup d’oeil général avec du recul. Les expressions se cumulent les unes aux autres et deviennent un peu plus confuses. Puis une nouvelle expression se détache des autres quand un des bibliothécaires semble avoir trouvé un élément important (un phrasé court suivi d’une note interrogative sur une corde pincée). Le découvreur montre sa découverte au “ premier bibliothécaire ” puis à ses collègues qui lui rendent son interrogation. Sur un plan fixe, ils défilent ensuite tous devant leur supérieur, les uns à la suite des autres, attendant chacun leur tour pour lui présenter des piles d’ouvrages (objets de leurs recherches), avec chaque fois la même phrase interrogative le rythme des passages s’accélèrent et l’homme se retrouve vite envahi. Les recherches reprennent. Un aparté montre le “ premier bibliothécaire ” consultant un catalogue de fiches sur une ligne de basse de quatre notes pincées sur les cordes d’une contrebasse. Les recherches semblent s’être maintenant organisées en groupe de deux ou trois individus. Le rythme s’accélère et les thèmes musicaux se mélangeant, l’espace sonore devient de plus en plus cacophonique. De temps en temps la caméra montre en contre-plongée un oiseau, immobile, les ailes déployées, perché sur la bibliothèque. Il semble, à l’abri des regards, observer la progression des recherches. Sur une retombée du rythme de la musique, et la répétition de la note interrogative, la recherche semble terminer. Les bibliothécaires se réunissent, comparent leurs résultats et disparaissent de concert au fond du couloir. On finit la scène avec un plan serré sur la tête mystérieuse de l’oiseau.

 
 
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L’assaut. (4mn)
Sur la ligne d’horizon d’une plaine dépouillée, une dizaine de petites silhouettes d’hommes courent. Les accords de la scène précédente résonnent encore sur ce qui ressemble désormais vaguement au son d’une sirène d’alerte, puis disparaissent, laissant place aux sons caverneux, de ce qui semble être des coups donnés sur de grandes cuves de fonte vides. Une femme nue, dans une boîte qui se complète et se ferme à mesure que ses assaillants approchent, se déplace énigmatiquement au rythme du martèlement. Par la répétition et l’immobilisation des plans des hommes qui courent, la distance qu’ils parcourent pour atteindre leur but semble interminable. Et quand bien même ils finissent par l’atteindre, l’instant d’après ils en sont encore distants. Cela rappelle la sensation que l’on éprouve dans ces rêves où l’on semble ne jamais se rapprocher de l’objet après lequel on court. Finalement arrivés, ils prennent un dernier élan.
La percée. (1mn30)
L’écran noir se brise sous les coups, ponctué par un son qui ressemble à s’y méprendre à celui d’un gong et qui est en fait le résultat du mélange du son de martèlement de la scène précédente et de celui d’une corde frappée de violoncelle. Les coups se répètent. Le son se fait de plus en plus résonant. La femme nue est découverte. Mais à peine l’aperçoit-on qu’elle se couvre d’un voile ne laissant apparaître fugitivement que son bras gracieux. Le son se fait plus sourd puis plus distant pour s’éteindre complètement.
La chambre claire. (2mn30)
La lumière se fait sur une gravure parfaitement immobile. La scène est muette, sans musique. Un peintre y analyse à travers l’oeilleton d’une chambre claire un corps de femme voilé. On revoit alors la femme qui se voile du plan précédant afin d’établir probablement un lien avec celle-ci. Très léger, le son ouaté d’un gong clair se fait entendre imperceptiblement, l’artiste se met à bouger pour ajuster son oeilleton. La gravure est en fait une mise en scène (on se laisse surprendre de la même manière que pour le mouvement de l’homme sans main). Un plan court de l’apprenti mélangeant frénétiquement le contenu de ses seaux vient, à deux reprises, casser le rythme très lent de la scène. Un deuxième coup de gong retentit sur le plan précédant.

 
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Schéma. (30s)
Sur un fond blanc, une construction, faite de longues tiges d’acier, rappelant les lignes d’un schéma, se présente sous divers angles et balaie le champ de vision. Progressivement, des sons apparaissent. (comme des coups du gong clairs de tout à l’heure, passés à l’envers, tour à tour accélérés ou ralentis.)
Passage. (30s)
Sur un fond noir se découpe l’embrasure d’une porte. Une surimpression de taches noires en pointillé en mouvement rend la scène difficilement lisible. Les sons du gong inversés se mêlent à des notes légères de violons. Un plan en clair-obscur d’une main renversant lentement un verre d’eau est complètement déstructuré et transformé par la surimpression du mouvement des vagues de taches noires. Il faut un moment pour que le regard s’accommode à l’image et on ne la comprend que quand la lumière se prend dans la coulée d’eau.

 
 
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Jeux de lumières. (4mn30)
On est dans une pièce sombre dont les limites et l’architecture sont rendues indistinctes par une fumée légère ou un nuage de poussière ambiant. Les “ coups de gong inversés ” ont laissé place à un fond sonore de machineries et de souffleries sourdes. On évolue dans la (ou les pièces) en découvrant différents dispositifs de lentilles détournant ou diffractant des faisceaux lumineux (rendus d’autant plus visibles par la fumée). De temps en temps une main vient placer une nouvelle lentille pour changer le cours de la lumière. On perçoit progressivement, dilué dans le bruit des machines, le son argentin de petits rires et de voix d’enfants. Une imposante sculpture lumineuse dont les rayons se projettent sur un mur, se modifie et se décline sur un plan assez long. Un flash inonde l’écran lorsque la caméra coupe un rayon. Un trou dans une porte projette un cône de lumière (c’est le même plan que dans la scène de la femme qui coud). Les rires se sont tus. Le son des machines et de souffleries s’amplifie progressivement, quand d’autres structures complexes de loupes et de prismes savamment disposés se jouent de la lumière. Des portes s’entrebâillent laissant apparaître de nouvelles machines à rayons toujours plus complexes. Et derrières ces machines il y a d’autres portes… Une note grave de violoncelle se mêle au brouhaha des machines.
Passage. (30s)
Le bruit de machines s’arrête. Une porte s’entrebâille sur une pièce vide. La silhouette d’un homme est à l’arrêt. Il est posté devant un mur, la lumière de la pièce précédente dans le dos. Il semble arriver au bout d’un parcours (devant un cul-desac). Deux notes montantes de violoncelle retentissent… puis deux autres plus aiguës. Un plan de la silhouette sur fond noir semble dématérialisé par des vagues de petites taches en pointillé noir. Le scintillement et la texture de l’image rappellent un peu la neige d’un téléviseur mal réglé (comme dans la scène au verre d’eau.). Au plan suivant, on est plongé dans le noir.

 
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Les dernières marches. (7mn30)
Une montée chromatique de trois notes de violoncelle et violon retentit. Un rai de lumière (sorte de gloire descendante) s’élargit sur les très larges marches d’un escalier apparemment sans fin, éclairant des pèlerins en pleine ascension. Des montées chromatiques semblables à la première se succèdent sur des tonalités variables, tandis que des gloires, par séquences saccadées, irradient les marches filmées sous des angles différents. Chaque plan est fixe. Seule la variation d’intensité lumineuse et la duré variable des plans rythment l’image. Les montées chromatiques se prolongent par un système d’écho très rapproché, les faisant petit à petit ressembler de plus en plus à des harmoniques de cloches de cathédrale. Des plans d’une silhouette en manteau avec un étrange effet de flou de bougé apparaissent (ils semblent parfois balayés par une espèce de raz de marée en surimpression). Le son des “ cloches ” parfois se confond et se mélange dans un bruit dense et confus. Les gloires sur les pèlerins deviennent de plus en plus denses elles aussi. On traverse ensuite, par un sentier (toujours ascensionnel et recouvert de marches) une forêt extraordinaire et mystérieuse nimbée de lumière. Puis reviennent les marches dépouillées et interminables. Les flashs de gloires se font de plus en plus irradiants à mesure que l’espace sonore se remplit de ses sons de “ cloches ” assourdissantes. Sur certains plans, l’image se dématérialise dans un nuage de taches noires en mouvement. Enfin, les flashs de radiations lumineuses deviennent de plus en plus intenses et rapides jusqu’à ce qu’il ne reste plus à l’écran qu’une image blanche sur laquelle peu à peu le son des “ cloches ” disparaît.
Fin.

 
 
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3eme Partie

Analyse de l’architecture :
L’Ange comme conte initiatique (Assemblage)

 
 
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Fragments et Assemblage.

L’assemblage consiste à articuler plusieurs éléments dans un ensemble afin d’en faire un tout cohérent. Il forme une famille d’objets, inclus dans un univers clos qui tient sa logique de leur cohésion. Chaque fragment vient s’y insérer, prendre sa place, comme des pièces mécaniques dans un moteur, pour y prendre ses fonctions ou son sens.
Le travail d’un auteur qui assemble des fragments est de les proposer sous forme d’un ensemble recomposé qu’il annonce comme étant un tout cohérent. Une fois terminé, il nous rend complice de son travail en nous le présentant car nous devons, à notre tour, en tirer une conclusion et faire de ce tout une “ histoire ”. Ainsi devant une de ces oeuvres nous sommes comme des archéologues qui doivent retrouver un sens à ces différents éléments.
L’Assemblage peut prendre plusieurs formes :
- Il peut être articulé autour d’un élément central qui sert de pont entre chacun des autres éléments, comme dans Dodes kaden (où un enfant est l’unique lien entre les différents personnages qu’il rencontre) ou Rashomon d’Akira Kurosawa. (où deux hommes retracent le jugement qui exposait les trois points de vue d’un meurtre.) ou dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski dont je parlais précédemment.
- Les éléments peuvent être simplement juxtaposés ou venir s’intercaler les uns entres les autre de façon continue, comme le Sens de la vie des Monty Python, le Cuirassé Potemkine d’Einsenstein ou le Conte des contes de Youri Norstein ou encore, en musique, Désert d’Edgar Varèse.
- Enfin chaque partie peut être introduite par un titre ou un “ carton ” qui l’annonce, comme Petits arrangement avec les morts de Pascal Ferran et de nombreux films muets ou de manière plus générale, dans des ouvrages comme La Divine comédie de Dante, Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, Fragment d’un enseignement inconnu de Uspenski ou tout simplement dans les livres des trois religions monothéistes : La Torah, Le Coran et La Bible.

 
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Cinéma et littérature.

Le cinéma est un peu le petit frère de la littérature à bien des égards.
Plus jeune et impétueux, il lui reste pourtant semblable en ce qu’il prend souvent les mêmes formes. Ils peuvent être tous deux narrations, critiques ou manifestes.
Ils s’articulent souvent selon des constructions similaires. Ainsi pourrait-on comparer une image à un mot, un plan à une phrase, une séquence à un paragraphe et une scène à un chapitre. Ce n’est pas pour rien que l’on parle souvent d’écriture cinématographique.
La littérature sert souvent de point de départ au cinéma (surtout dans le cinéma narratif). Et l’on voit parfois paraître de véritables chefs-d’oeuvre d’adaptation comme Titus de Julie Taymor ou Alice de Svankmajer.

 
 
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L’Ange comme conte initiatique.

L’escalier.
Tout commence donc autour de cet escalier. Et même si sa forme varie tout au long du film, il est le leitmotiv qui lie chaque élément pour en faire un ensemble cohérent.
Il est coutume, pour un compagnon-charpentier des devoirs du tour de France, d’effectuer un escalier comme grand oeuvre. C’est d’ailleurs de certaines de ces oeuvres d’art que Patrick Bokanowski s’est servi pour certains décors de son film. Il ne serait donc pas impossible de considérer ce long-métrage comme le chef-d’oeuvre de l’auteur. Autour de son escalier, s’articulent les résultats de ses recherches dont il est le symbole.
Bien sûr dans le thème de l’escalier il y a une invariable idée d’ascèse… d’ascèse physique bien sûr, mais surtout d’ascèse spirituelle, dans laquelle chaque marche, chaque palier est une étape à franchir pour atteindre idéal ; ou comme dans la vision de l’échelle de Jacob, pour se rapprocher de dieu.
L’Ange est donc pour moi une sorte de conte initiatique, poétique ou religieux. On pourrait presque le comparer à la Divine comédie de Dante ; ou à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, où cette petite fille descendait dans un puits qui la menait dans les profondeurs de son subconscient, plutôt que dans les hauteurs de la conscience (de la connaissance et donc, de la lumière). Mais le but en est finalement le même : il s’agit de découvrir une vérité.
La quête de la lumière.
Chaque fragment du film (qui constitue chacun un petit film expérimental à part entière) semble donc avoir été choisi et ordonné selon une idée d’évolution initiatique. Au commencement est l’ignorance, puis vient la révélation qui nous mène, grâce à la recherche et au travail, vers la connaissance.
L’auteur est un alchimiste, et il nous invite à le suivre dans sa quête de la pierre philosophale. Son or à lui c’est la lumière, cet or insaisissable qu’il cherche à comprendre et à maîtriser. (et qu’est-ce que la photographie et le cinéma si ce n’est un moyen de capturer une trace de lumière.) Ainsi, pourrait-on dire, si l’escalier est l’épine dorsale du film et la lumière en est la moelle. Elle traverse et fait vivre le film, et au fur et à mesure, on apprend à la voir et à la connaître.
Le film est une sorte de Mutus liber (livre muet) qui est un recueil de gravures, cher aux alchimistes, où chaque planche, remplie de symboles, est supposée être la clef d’une étape pour réaliser la pierre philosophale. Chaque tableau y est un arcane de l’initiation.

 
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L’Ange.
Le titre de L’Ange est en soi énigmatique. Car tout au long du film, rien ne ressemble vraiment à ce que l’imagerie traditionnelle nous a habitué à voir : Pas de personnages ailés petits ou grands, ni de personnages subtils qui veillent en secret sur les hommes (CF : L’image de l’ange au cinéma de Maïté Vienne).
Pourtant bien des êtres ont un regard sur chacune de ces scènes et leurs personnage sans en troubler l’ordre. L’auteur nous a peut-être voulu acteur. Le spectateur pourrait être l’ange qui découvre et observe les danses étranges des hommes dans leurs quêtes et leurs évolutions au quotidien. Les masques et les mouvements des personnages nous les rendent étranges et fascinants, et nous distancent de leur plan d’existence. Parfois dans l’escalier, on croise d’autres personnages qui semblent nous voir et nous regarder. Sont-ils eux aussi des anges qui, comme nous, observent ou quelques sages qui auraient appris à nous voir ?
Mais peut-être vais-je trop loin dans mon interprétation. Et l’ange ne serait en fait que la lumière qui parcoure le film comme un être fascinant et insaisissable. On décrit parfois les anges chevauchant le char divin, pont de lumière entre l’Homme et son Créateur.

Dans la construction de film, je dénombre une douzaine de paliers distincts. (Douze comme les heures sur le cadran d’une horloge, comme les mois dans une année ou comme les Douze clefs de la Philosophie hermétiques de Basile Valentin.)
Je vais ici faire part de mon analyse de chacun de ces paliers, par association d’idée, en les confrontant à mon univers et mon vocabulaire symbolique personnel.

 
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Autour de l’escalier. Analyse symbolique scène par scène.

L’homme au sabre.
Dans la première scène, un homme avec un sabre s’acharne à essayer de pourfendre une poupée. Parfois assis dans l’attente, il semble réfléchir la manière dont il doit s’y prendre.
L’homme est ici une sorte d’adolescent ignorant qui tâtonne et cherche trivialement à percer un mystère. Son sabre est comme un sexe qu’il masturbe de façon stérile dans la représentation de ce qu’il espère découvrir.
La poupée serait ici une représentation d’une petite fille, qui se dit pupilla en latin qui est devenue le mot pupille. (ne dit-on pas tenir à ses enfants comme à la prunelle de ses yeux ?). Le personnage chercherait à démonter le secret de l’oeil (dans lequel la lumière s’imprime) pour atteindre la lumière elle-même, dont il n’a d’ailleurs, probablement pas encore pris conscience. Cependant il doit pressentir une direction à donner à ses recherches. On notera ici une allusion probable à cette scène du Chien andalou qui montre la dissection d’un oeil.
Par un autre chemin d’interprétation, la poupée représente une petite fille qui est une petite femme. Or la femme dans l’Ange est souvent une allégorie de la lumière ou plutôt de la connaissance de la lumière soit un symbole de la Sagesse.
L’homme ici s’acharne donc sur une image d’une bribe d’idée de lumière. Il est comme ces hommes dans leur grotte platonicienne qui tournent et retournent autour de l’ombre de l’objet qu’ils cherchent à comprendre sans pouvoir imaginer son essence véritable et encore moins celle de la lumière qui projette son image. Il est comme un apprenti sorcier sans maître ni guide qui s’acharne sur des illusions fausses.
Parfois il dépose les armes dans une attitude lassée. Il désespère peut-être de trouver quoi que ce fût un jour. Puis, comme vexé d’être tenu en échec, et n’admettant probablement pas qu’il puisse faire fausse route, il reprend de plus belle, frénétiquement, son vain combat.

 
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Le pot de lait.
Une femme porte une cruche pleine de lait qu’elle dépose. La cruche tombe et se brise, reperdant son lait sur le sol. Elle était destinée à un homme sans main qui, immobile, la regarde tomber. La scène se répète inlassablement.
Je reprendrais ici l’idée de femme-sagesse de tout à l’heure, en ajoutant au passage que la femme-sagesse - ou sage-femme - est celle qui accouche (en l’occurrence, des idées) et qui dirige l’homme vers l’objet de sa félicité.
Cette femme est vêtue. Elle représente une Sagesse voilée, une lumière dissimulée ou un enseignement subtil. La cruche qu’elle porte est le berceau ou le vaisseau d’une révélation, comme un ventre fécond. Dans le tarot de Marseille, ce réceptacle est symbolisé par l’as de coupe (La coupe étant symbole du clergé et de la spiritualité et l’as celui de l’introduction et de l’initiation). Il est rempli de ce que les alchimistes appellent le lait de vierge ; lait qui est l’énergie créatrice, rendue tangible et manipulable, qui permet de rendre vive la matière.
La femme pose la cruche sur une table sur laquelle reposent des fruits et des livres comme autant de nourritures terrestres, rendant ainsi l’objet accessible à l’homme.
Or cette cruche se renverse et se brise. L’as de coupe renversé est symbole de mort et d’avortement. Le lait se répand et redevient du coup insaisissable. L’élixir de sagesse n’est resté que fugitivement sur la table. Il retourne dans l’éther et avec lui, s’envole l’espoir de l’éveil.

 
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L’homme reste sans bouger devant la scène. Ses mains coupées sont le symbole de sa résignation, sans doute après s’être découragé lors de son expérience stérile passée (celle de la scène précédente). Peut-être ne voit-il en ces cruches qui lui arrivent que de nouvelles occasions de s’égarer ; et peut-être constate-t-il, - mais trop tard, et sans grande certitude - que l’occasion d’une révélation lui a encore échappé.
L’image devient de plus en plus petite et indistincte jusqu’à n’être plus qu’un point minuscule sur un fond noir. L’homme n’y croit plus. Il perd espoir en ce qu’il croyait, jusqu’à ignoré même qu’il eût pu y croire un jour.
Mais la femme revient inlassablement, venant chaque fois lui apporter de nouveau une occasion d’y croire, un indice, un point de départ. Elle est l’amorce incessante d’une destinée qu’il a reniée.
Et l’aventure pourrait s’arrêter là - comme sur de nombreux arcanes du film d’ailleurs - si l’homme se complaisait dans l’une d’elles. Et ici en particulier s’il choisissait de refuser à jamais de prendre le risque de s’engager dans une nouvelle voie, acceptant ainsi son ignorance.
La femme qui coud.
Mais finalement, après une interminable attente l’homme sort de son état dolent. Un flot rapide l’entraîne alors. La musique rapide et les images saccadées en sont le signe.
Les deux scènes qui suivent sont jumelées. Leur thème musical commun le confirme. L’un représente une femme dans des tons froids argentés et l’autre un homme dans des tons chauds dorés. Ils sont une représentation des symboles se rapportant à la lune et au soleil. (en alchimie on parle de lion vert et de lion rouge.)
Un cône de lumière filtre à travers un trou de serrure projetant l’image d’une femme, vêtue d’une tunique qui lui couvre les cheveux, qui coud au milieu d’un monceau d’étoffes.
Le cône de lumière qui projette l’image est un phénomène de camera obscura. (soit dit en passant, il a été démontré que Vermeer, dont un proche était un savant opticien, avait utilisé cette technique pour réaliser certains tableaux comme la dentellière.). L’image de la femme est le résultat de la lumière qui est venue se réfléchir sur son corps puis, filtrée par ses reliefs, ce dernier se projette sur le mur. La lune pareillement, projette les rayons du soleil et c’est ainsi qu’on peut la voir. Et c’est cette lune même qui inspire les poètes qui ne peuvent pas directement regarder le soleil sans risquer de se brûler les yeux. Ainsi est-ce la lune qui aurait inspiré l’homme et l’aurait relancé dans sa quête de la lumière ; la lune qui toujours reviendrait se montrer pour le rappeler à l’ordre s’il venait à douter encore, tissant cousant et scellant ainsi son regard vers son objectif. Elle est à la fois Mère spirituelle, bienveillante et encourageante et Muse.

 
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L’homme qui joue avec des pierres précieuses.
Pris dans le courant de l’inspiration, happé par le puits de lumière qu’est l’escalier, on continue l’ascension.
Un homme est allongé sur le sol. Il collectionne des pierres qu’il fait jouer dans la lumière.
Cet homme n’est pas celui qui s’initie, nimbé de lumière. Il est déjà un initié à un stade probablement plus élevé. Il est une image, un réfèrent de ce vers quoi on voudrait tendre. Il est un soleil qui éclaire, donne des pistes de recherche et des réponses toutes faites à des questions. Il est à la fois un père spirituel et un maître que l’on rencontre parfois.
Ses pierres sont le fruit de ses recherches. Elles nous semblent transparentes et claires et ont le pouvoir de capturer la lumière. Elles sont la preuve de l’existence de la pierre philosophale.
Mais parfois absorbé par son travail ou rendu peu communicatif a son stade d’évolution. Il peut sembler castrateur en ne dévoilant pas tous ses secrets, qu’il garde jalousement ou qu’il pense ne pouvoir révéler à un néophyte.
Quoi qu’il en soit, il faut continuer sur sa lancée et se mettre à chercher seul.

 
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L’homme au bain.
Les eaux envahissent l’escalier. Un homme dans une pièce blanche surexposée prend son bain, joyeusement. Il s’habille, fier de ses beaux atours, et retourne encore un peu dans l’eau.
L’eau est un double symbole à la fois de mort et de naissance, de renoncement à une vie passée pour entrer dans une vie future. Aussi les hébreux associent- ils l’idée d’Eaux et de Mère qui enfante (maïm et ima) car la gestation se fait dans un liquide amniotique (dont le lait de vierge dont je parlais plus haut est aussi un symbole). La naissance est un premier baptême qui nous ouvre les portes de la vie physique, celui de l’église nous ouvre les voies de l’esprit et celui du cercueil, le royaume des cieux.
L’eau dans les escaliers symbolise donc la perte des eaux, et une ouverture vers un monde spirituel. Ce tableau est un baptême pour une renaissance L’homme semblant y être préparé et heureux de son sort s’émancipe en riant. Il devient un initié. Et en tant que tel, il peut donc être fier de ses nouveaux atours.
Dans l’escalier, on aperçoit d’autres personnages à des étages supérieurs qui nous observent. Se sont probablement d’autres initiés ayant atteint un stade ont un degré supérieur.
Le matin.
Cette scène est pour moi assez énigmatique. On y voit un homme dans une pièce réduite se lever, s’habiller et sortir à reculons. Elle est ponctuée par deux coups de carillons d’horloge entre lesquels l’homme avec un ordre et un rythme précis a le temps de se préparer. L’aspect mécanique des mouvements du personnage implique une idée de gestes depuis longtemps répétés et maîtrisés.
Je ne vois dans ce tableau d’autre symbole que celui d’un rythme et d’une hygiène de vie bien rodés, au profit d’une méditation possible. Ainsi dans le grand oeuvre alchimique, l’un des degrés de la préparation consiste, sur une période relativement longue, en une même opération répétée rigoureusement. La vie de l’alchimiste prend ainsi un rythme en fonction de ce travail.

 
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La bibliothèque.
Sept hommes dans une bibliothèque (sont-ils un clin d’oeil aux sept métaux alchimiques) consultent, comparent et empilent des livres. Puis ils confrontent, mesurent et associent le produit de leur recherche entre eux, épiés par l’oeil d’un oiseau.
La bibliothèque est un symbole de la connaissance, mais pas de la sagesse. On dit que science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Ainsi certains érudits se gratifient et se congratulent de leur savoir dans lequel souvent ils s’enferment en oubliant l’essentiel.
L’homme dans la bibliothèque de Babel, en empilant coûte que coûte des livres, reconstitue l’arbre de la connaissance pour en savourer le fruit défendu. Mais l’édifice construit dans la hâte d’atteindre l’impossible au plus vite a de fortes chances d’être dangereusement instable. Il se fourvoie lui-même dans la répétition du péché originel, par vanité, sous le regard de Dieu, représenté ici par cet oiseau à l’oeil fixe.
Les hommes, après s’être concertés semblent s’être mis d’accord sur le fait qu’ils on mis le doigt sur une importante découverte et sortent la vérifier.
Sur un plan plus large de la tête de l’oiseau on découvre à quel point le dessin des rayons chargés de livres rappelle celui bien plus beau du plumage de l’animal. Cette métaphore nous montre que l’homme dans son désir d’égaler Dieu ou la nature ne fait que les singer grossièrement.

 
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L’assaut.
Les hommes courent vers la boîte, objet de leur découverte. C’est un oeuf cube, symbole de l’embryon créateur de l’univers, l’oeuf philosophique qui, après une longue maturation, contient la pierre philosophale qu’ils imaginent déjà comme La Sophia nue, sagesse pure et essentielle, qui les mènera à la connaissance véritable et les placera à égalité avec la lumière créatrice.
Mais au fur et à mesure qu’ils avancent, vers elle, la boîte se ferme et semble s’éloigner. Plus on cherche à atteindre la vérité en croyant la connaître, plus elle est insaisissable. Les questions, comme les espaces qui nous séparent d’elle, semblent se faire de plus en plus nombreux à mesure que l’on trouve des réponses - réponses qui repoussent chaque fois les limites de notre curiosité -. Et parfois la raison essentielle de nos recherches semble être oubliée en chemin.
Finalement ils atteignent les parois de l’oeuf, n’ayant probablement plus vraiment conscience de son contenu, et c’est armés de béliers, qu’ils s’apprêtent à y pratiquer un accès. Aveuglés par leur vanité et poussés par la rage collective, ils semblent aussi déterminés que l’homme au sabre de la première scène, dans le même élan trivial. Mais ici, la taille et la virulence de leur substitut phallique sont démultipliées par leur expérience et la force du groupe. Cet élan est donc bien plus destructeur.
La percée.
La paroi se rompt sous les coups de boutoir. La femme gracieuse, nue, apparaît, fugitivement. Puis très rapidement, un voile, une trame vient la couvrir, ne laissant plus voir qu’une empreinte trouble des formes de son corps.
Une fois de plus, alors qu’il pensait toucher au but, la Sophia insaisissable se dérobe à l’homme. Il semble avoir oublié que c’est à cause de son péché d’orgueil originel qu’il ne peu plus l’atteindre, qu’il a été chassé du paradis et que les portes en ont été scellées. Bien sûr, en cassant l’oeuf, l’homme peut analyser la trace, les restes, du processus qui permet d’engendrer, mais le processus, lui même est avorté ; et le miracle n’a pas lieu. Dans son impatience et sa bêtise, il a oublié de respecter et de laisser arriver à maturité l’oeuvre de Nature divine. Aussi l’alchimiste insiste bien sur le fait que le “ feu vulgaire ” n’est pas celui qui permet de préparer l’oeuvre, qu’il est un feu qui tue la matière.

 
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La chambre claire.
L’écran est noir. L’homme est probablement déçu et déstabilisé par sa dernière désillusion.
Lentement la lumière se fait sur l’image qui apparaît, composée de lignes qui en accentuent la lisibilité. Un homme travaille seul. Laissant sûrement de côté les communautés à “ caractère spirituel ” au sein desquelles il n’est, à partir d’un certain moment, plus possible d’évoluer.
C’est un artiste (l’Art est également le nom donné à l’alchimie) qui étudie, par le truchement d’une chambre claire, une femme habillée d’un voile. Elle ressemble dans sa tunique à la femme qui coud, décrite plus haut. Mais cette fois la projection de son image sur le papier huilé de la chambre claire est directe.
Un apprenti, dans l’ombre, assiste l’homme dans ses préparations il a le geste rapide et impétueux de la jeunesse qui rappelle le rythme des arcanes de la femme qui coud et de l’homme aux pierres précieuses.
Un schéma dans l’espace, qui rappelle des dessins techniques d’optiques, se montre sous plusieurs angles. L’homme après avoir observé les lignes de force sur la femme (la lumière), associe, permute, et ajuste le résultat de ses observations. Il médite sur son travail d’observation.

 
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Jeux de lumières.
Sur un seuil de porte, l’image se voile de grains noirs mouvants. Dans le même effet une vision trouble d’une main tenant un verre d’eau dans lequel la lumière vient jouer.
L’homme semble se dématérialiser, dans un abandon de soi. Il quitte son corps frôlant peut être le monde des morts, et dans une vision, comprend comment capter et détourner la lumière, comment la rendre tangible. Là encore il s’agit d’un baptême car c’est par l’idée de l’eau qu’il prend conscience de cette révélation. Mais il s’agit cette fois d’un baptême purement spirituel. Il semble que ce soit de l’au-delà que l’homme reçoit cette révélation. (Cyliani explique dans Hermès dévoilé, qu’après de longues et vaines années d’études, c’est une nymphe dans un rêve qui lui révéla la clef de voûte de l’oeuvre que l’homme ne peut que rarement saisir seul.)
De savants montages d’optiques, de miroirs, de lentilles, d’écrans et de prismes se jouent de la lumière. Ou plutôt, à en croire les délicieux rires cristallins de la scène, joue avec la lumière. Nous sommes dans l’atelier de l’alchimiste. Ainsi l’élève dépasse le maître (l’homme aux pierres précieuses), comprenant qu’il ne suffit pas de contenir la lumière mais qu’il faut, surtout, pour l’observer agir, la guider en la laissant courir. Ainsi elle conserve sa force vive dans son état naturel et premier.
Les une après les autres, des portes s’entrebâillent puis s’ouvrent. Les installations se font de plus en plus rares. L’alchimiste se dépouille peu a peu de ses biens matériels pour se préparer à franchir le dernier seuil de son initiation.
Il se retrouve alors devant un mur. C’est la fin du labyrinthe.
Les dernières marches.
Une silhouette s’efface dans un effet en pointillé noir. L’homme se dématérialise complètement.
L’image est noire, puis des gloires de lumières éclairent progressivement les pèlerins gravissant des marches suspendues dans le vide. Elles sont les anges qui guident les sages et les morts vers la lumière, vers leur ultime ermitage. La progression est lente et progressive mais sereine. Les cloches résonnent en avènement.

 
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Certains passages semblent difficiles. Dans d’autres il semble leur pousser des ailes. Les intempéries ne les atteignent plus et rien ne pourrait stopper leur progression.
Une sorte de buisson ardent apparaît. Est-ce la voie de Dieu qui s’adresse à eux ?
Certains pèlerins ont des lances ou des bâtons. Mais ceux-ci ne sont points des armes pour pourfendre ou disséquer ; ils les soutiennent dans leur ascension vers la lumière.
L’escalier semble parfois se dématérialiser fugitivement, car les pèlerins se perdent parfois dans l’oubli. La lumière se fait de plus en plus forte et envahissante, jusqu’à devenir totale. Les pèlerins se fondent dans la félicité divine. Et atteignent l’illumination.

Ici tout se termine… ou commence peut-être. Car si les douze mois de l’année sont terminés, si les aiguilles de l’horloge ont terminé leur évolution, le temps ne s’arrête pas, les cycles reprennent. Au terme d’une initiation commence souvent une suivante. Comme la treizième carte sans nom du tarot de Marseille, qui ne symbolise pas une fin en soi mais un renouveau. Voilà pourquoi on baptise un cercueil lors d’un enterrement.

 
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Conclusion.

Tout d’abord, j’espère que la lecture de ce mémoire vous aura rendu curieux de découvrir un film qui, à mon avis est un chef-d’oeuvre d’intelligence. Je suis toujours enthousiaste à l’idée de le faire partager. C’est un film qui malheureusement est mal connu (y compris dans le milieu du cinéma expérimental) et qui pourtant mériterait vraiment qu’on s’y intéresse. Il n’existe que très peu d’articles (ou d’écrits en général) sur l’Ange et ses projections dans des salles de cinéma sont rarissimes. Et pour cause, Patrick Bokanowski n’est pas un homme public.
Bien sûr, l’étude que je fais ici est exhaustive et je vous invite à voir ce film afin d’y confronter votre propre sensibilité pour y découvrir de nouvelles interprétations. Car il se développe sur de très nombreux niveaux de lecture. Son auteur est sans conteste un véritable personnage, d’une érudition très étendue et il semble avoir mis dans ce film (consciemment ou non) un grand nombre de ses connaissances. Par exemple, le film est en soi un répertoire assez complet d’effets de montage cinématographique.
La découverte de l’Ange et à fortiori l’étude que j’en ai faite pour ce mémoire a enrichi et élargi ma conception du cinéma, mais aussi celle du travail artistique en général. Ainsi, l’impression que je garde de ce film est un véritable encouragement à la découverte et l’expérimentation.

 
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Je tiens à remercier ici :

- Monsieur François Darrasse d’avoir accepté de suivre ce mémoire avec intérêt et de m’avoir orienté et conseillé de façon judicieuse à de nombreuses reprises (même si je n’en ai souvent fait qu’à ma tête),
- Messieurs Georges Sifianos et Serge Verny pour leurs précieux conseils et leurs directives bibliographiques et cinématographiques,
- Mes parents pour leur dévouement et leurs encouragements,
- Madame Hélène Besson pour ses conseils et sa documentation iconographique,
- Et Mademoiselle Pascale Marty pour sa relecture scrupuleuse et son soutien moral.

 
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Bibliographie :

- Le cinéma autrement et Eloge du cinéma expérimental, - Dominique Noguez.
- Essai sur la signification au cinéma - Christian Metz.
- L’analyse des films - Jacques Aumont, Michel Marie.
- Cinéma intégral - Patrick de Haas.
- L’image temps et L’image mouvement - Gilles Deleuse.
- Le cinéma expérimental - Jean Mitry.
- Du littéraire au filmique - André Gaudreault.
- Cinéma - théorie, lectures - Klinckiseck (n° spécial de la revue d’esthétique 1978.)
- L’oeil interminable, Montage Einsenstein - Jacques Aumont.
- Aux frontières du cinéma. Les cahiers du cinema HS.
- Structures répétitive - Peter Kubelka).
- La figure de l’ange au cinéma - Maïté Vienne.
- L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau - Oliver Sacks
- Alice au Pays des merveilles - Lewis Caroll.
- Fragments - Novalis.
- Fragment d’un enseignement inconnu - Uspenski.
- La divine comédie - Dante.
- Ecrits timides sur le visible - Gilbert Lascault.
- Les pensées - Blaise Pascal.
- La Bible, le Coran, la Torah.
- le Mutus liber.

 
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Filmographie :

- Le retour a la raison et Emak Bakia - Man Ray.
- Le Ballet mécanique - Fernand Léger.
- Monty Python’s Meaning of Life - Terry Gilliam.
- Dodes Kaden, Rashomon et Rêves - Akira Kurosawa.
- Petit arrangement avec les morts - Pascal Ferran.
- Le conte des contes - Youri Norstein.
- Les possibilités du dialogue, Alice - Jan Svankmajer.
- Fantasia - Walt Disney.
- Song 27 - Brakhage.
- Le Vieil home et la mer - Alexander Petrov.
- Métamorphose de Monsieur Samsa - Caroline Leaf.
- le Chien Andalou - Salvator Dali.
- Cuirassé Potemkine - Einsenstein.
- Titus - Julie Taymor.
- Passion - Reble.

 
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